Entretien avec Eric Lancrenon, dermatologue à Nouméa
Alors que le ministre de l’Outre-mer, Sébastien Lecornu, se rend en Nouvelle-Calédonie, à l’occasion du 3e référendum d’autodétermination, prévu le dimanche 12 décembre, nous sommes allés à la rencontre de ceux qui ont décidé de vivre dans cet archipel du bout du monde où se trouve encore le drapeau tricolore mouches. Eric Lancrenon habite à Nouméa. L’entretien.
Eric Lancrenon, vous vivez avec votre famille en Nouvelle-Calédonie depuis 25 ans. Présentez-vous et présentez cet archipel lointain situé à deux jours d’avion de la France.
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Je suis dermatologue, impliqué dans le cancer de la peau. Cette pathologie est très fréquente chez les personnes à la peau blanche, inadaptée au soleil des tropiques. La Nouvelle-Calédonie est aussi grande que la Belgique, mais ne compte que 280 000 habitants. Il est composé d’un vaste territoire de 500 km de long sur 20 à 50 km de large, et d’îles, les 4 îles Loyauté (Lifou est aussi grande que la Réunion, mais avec 15 000 habitants d’un côté et 800 000 habitants de l’autre). Il y a également l’île la plus proche du paradis, l’île des pins.
Le territoire est multiculturel, peuplé d’abord par les indigènes qui sont les Mélanésiens, puis les Caldoches, les Français de souche. Historiquement, vers 1860, sont arrivés des Polynésiens, puis des Tahitiens, et enfin, des gens de Wallis-et-Futuna, des Vietnamiens, des Indonésiens, des Japonais… et enfin des Zoreils, des métropolitains français, comme nous.
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L’histoire de la Nouvelle-Calédonie est très riche et riche en événements. Pensez-vous que l’archipel deviendra indépendant le 12 décembre ?
Non, je ne pense pas que l’indépendance brute soit votée ce dimanche, mais l’histoire est parfois espiègle. En revanche, l’avenir de la première décolonisation française pourrait vraiment passer par une sorte d’association indépendante ou un statut juridique équivalent qui reste à inventer, et cela signifierait la même chose. Il s’agirait de rester fier de son origines, mélangées à travers ces cultures communes. Ensuite, nous serions soutenus par un grand pays européen, la France.
Qu’est-ce qui vous a attiré ici pour que vous ayez larguer tous vos amarres en France, et surtout que vous y restiez ?
Mon histoire familiale est faite de voyages et d’expatriations de mes ancêtres. J’ai été frappé par les histoires de mes grands-parents, qui ont raconté leurs aventures en Afrique du Nord où ils ont vécu. Leurs exemples m’ont inspiré. Après 2 ans de service militaire à l’île de la Réunion, un jeune médecin et un jeune marié, avec Isabelle, nous avons eu envie de déménager et de quitter la métropole. Nous voulions découvrir d’autres terres. Il fait bon vivre en Nouvelle-Calédonie. Ici, c’est comme la France sous les tropiques, mais avec moins de contraintes et de réglementations en tout genre, comme en France métropolitaine où l’asphyxie paralyse les libertés. C’est génial ici.
Vous pouvez par exemple conduire un bateau ou chasser sans permis. Moins de stress, moins d’embouteillages qu’à Paris ou à la Réunion. Vous respirez de l’air pur. Vos poumons sont complètement gonflés par l’air libre, avec la mer partout, autour de vous. Tous les sports imaginables sont possibles, sauf le ski sur neige ! Le climat y est très favorable. C’est génial. Et la proximité du monde anglo-saxon, avec l’Australie, la Nouvelle-Zélande et toutes les îles voisines de Mélanésie sont autant d’invitations à l’aventure, à la découverte, au voyage.
En bref, est-ce le paradis ?
Oui, dans un sens.
Combien d’enfants avez-vous ? Sont-ils heureux dans ce paradis verdoyant ?
Nous avons 4 enfants, qui étaient contents de leur merveilleuse enfance en Nouvelle-Calédonie. Ils sont actuellement en Europe pour leurs études ou leurs travaux. Deux d’entre eux ont fait une partie de leurs études en Australie. L’heureux mélange de l’école les a marqués. Ils ont un contact facile et spontané, loin de la méfiance ou de l’individualisme des sociétés européennes et de leurs grandes villes.
Vous êtes médecin, comme votre femme. Comment vivez-vous votre métier de vocation ?
À l’aube de la retraite, je la vis très bien. L’éloignement m’a donné beaucoup d’autonomie, c’est vrai dans la vie politique de la Nouvelle-Calédonie. Cela est vrai dans notre travail. Nous n’avons pas la chance d’avoir un hôpital universitaire à portée de main chaque fois que nous avons un problème. On est en train de le régler. C’est une médecine démodée dans sa façon d’être, plus proche des patients, plus réactive rapidement, plus de contacts et d’entraide entre praticiens pour régler un cas.
Et surtout avec moins de contraintes administratives, ce qui rend la profession très difficile, voire dépressive, en France. Ici, nous prenons davantage de décisions et nous sommes des leaders. Cela n’exclut pas que nous entretenions de très bonnes relations avec les principaux hôpitaux de Sydney et de Villejuif — pour le personnel du cancer de la peau du Pacifique.
En France, l’actualité est la pandémie avec la variante Omicron. Quelles mesures ont été prises ici pour lutter contre la pandémie ?
La pandémie a été bien gérée avec un verrou sanitaire strict à l’entrée qui nous a permis de rester sans Covid jusqu’à la variante Delta. Nous avons eu une vie presque normale, mais sans possibilité de voyager jusqu’en septembre 2021. Avec la variante Delta, le virus est revenu et a touché les personnes fragiles et obèses, dont beaucoup sont ici. Mais, là encore, nous avons très bien géré la situation sanitaire, avec au final 50 % des décès par rapport à la France pour 100 000 habitants.
Il est vrai qu’avec la vaccination, qui a débuté en février 2021, nous avons pu faire face à l’arrivée de la variante Delta dans de très bonnes conditions, grâce également à l’envoi gratuit de vaccins par la France.
Venons-en à la situation politique et à ce troisième référendum sur l’indépendance. Je comprends que tu ne peux pas voter. Comment est-ce possible ?
Oui, c’est vrai. Retournons dans l’histoire. Nous sommes arrivés ici au début de 1997. 11 ans après les événements tragiques, et la guerre civile de 1986, qui a conduit aux Accords de Matignon de 1988, puis à Nouméa en 1998. Le choix du corps électoral de l’époque s’est fait en excluant les habitants, présents trop peu de temps sur le territoire, même si ce point est toujours débattu, en raison des interprétations différentes des loyalistes et des indépendantistes. En France, le Congrès, qui réunit l’Assemblée nationale et le Sénat, s’est réuni à Versailles pour valider cette « entorse » de la constitution française. Je l’accepte. Mais je ne pourrai pas voter dimanche.
Il s’agit d’une exception constitutionnelle, diraient certains. Quelques heures avant l’ouverture des urnes, quel est le climat social ? Certains disent qu’il y aura des affrontements ?
Non, je ne pense pas. Mais c’est toujours possible. Pour l’instant, le climat est calme. Même si les séparatistes ont appelé à ne pas voter. Il n’y a pas d’excitation ni de conflit comme lors des deux premiers référendums. Il n’y a aucun problème de la part d’aucun parti. Le le résultat du référendum est connu, ce sera non, mais sans la représentation du monde canaque, ce qui est absurde. Le mérite sera de sortir enfin, de ces anciens accords sclérosés, qui appartiennent à un autre monde, dans l’espoir que nos politiques proposeront un avenir institutionnel au pays, et que la France sera à la hauteur du défi de sa dernière décolonisation.
Au cours de vos 25 années de vie, comment appréciez-vous les relations entre la France métropolitaine et la Nouvelle-Calédonie, qui a le statut de collectivité d’outre-mer ? Comment se passe le voisinage avec l’Australie et les autres îles également ?
En fait, nous sommes déjà presque indépendants, avec des compétences dans tous les domaines sauf l’armée, le pouvoir judiciaire, la police, les relations extérieures, l’université et la monnaie. Nous avons un gouvernement, des ministres, un congrès législatif, un sénat consultatif habituel, bref, plus que de l’autonomie. La France est très généreuse une contribution financière par l’intermédiaire de ses fonctionnaires, des aides et des investissements équivalant aux recettes fiscales du pays, soit environ un milliard et demi d’euros par an. Nous entretenons de bonnes relations dans la région, avec l’accueil de nos patients et de nos étudiants en Australie et en Nouvelle-Zélande. Nous y développons une très bonne coopération militaire, avec, par exemple, la surveillance maritime contre la pêche illégale chinoise dans le Pacifique Sud.
Eric, parlez-nous un peu plus du peuple kanak et de votre passion. Avez-vous des amis dans cette communauté et comment vous est venue cette passion pour les arts premiers ?
Nous n’avons pas beaucoup d’amis kanaks. Les communautés vivent ensemble, mais n’ont pas la même vie, la même histoire, ni la même culture. La culture canaque est inclusive, nous « blancs » ne pouvons pas établir de lien avec la terre, le fondement de leur attachement ancestral, leurs racines et leur parcours de vie. Je pense que nous resterons toujours étrangers, ce qui n’empêche pas le respect, d’accueil et de partage. L’art tribal est l’expression de ces cultures océaniennes, d’où mon intérêt à découvrir ces différentes voix à travers la réalisation d’objets prestigieux, ou la découverte culturelle au quotidien.
En Papouasie, par exemple, les objets utilitaires sont sculptés, décorés, liés à des ancêtres ou à des rituels, contrairement aux nôtres. J’ai eu la chance de faire de nombreux voyages en Mélanésie, cette curiosité initiale, mêlée à la surprise de voir que ces cultures ne sont pas encore tout à fait mortes, s’est peu à peu transformée en véritable passion et travail d’étude.
Parlons un peu de la Chine. Elle est de plus en plus présente dans la vie locale. Craignez-vous que la Nouvelle-Calédonie rejoigne la Chine à l’avenir ?
Non, ici la Chine n’est ni plus ni moins présente que dans les magasins en France ou dans le monde entier. Mais c’est vrai qu’il y a quelque chose en jeu ici. La Chine a pris le contrôle des îles Salomon, il y a deux ans, en refoulant Taiwan. En outre, il a construit une gigantesque ambassade fortifiée à Port Vila, capitale du Vanuatu, il y a 4 ans. Il exploite déjà de nombreuses richesses partout et vide les mers de tous les poissons. Je n’ose pas imaginer une indépendance en espèces ici.
Pour conclure, quel bilan faites-vous de l’année 2021 et comment voyez-vous 2022 ? Enfin, parlez-nous de votre passion, qui est l’écriture ?
Pour moi, l’année a été très studieuse et intense avec 450 cancers de la peau opérés au cabinet. Et 2022 promet d’être très complet. Il est plein pour le début de l’année, avec une intervention chirurgicale pour Noël.
Du côté de la rédaction, vous êtes très bien informé. La deuxième édition de mon premier livre, en version français-anglais, devrait arriver avant la fin de l’année. Mon éditeur, qui se trouve à Tahiti, a pris du retard en raison de la pandémie. C’est plus sérieux avec eux. Et je suis en train d’écrire mon deuxième livre, The Stones of Melanesia. Mon premier titre est Tridacna gigas, qui traite des objets de prestige Mélanésie.
Le second ne progresse pas beaucoup pour le moment, mais je vais aller jusqu’au bout. Je suis un peu coincé, parce que nous ne pouvons plus voyager non plus. Je n’ai pas pu me rendre au Vanuatu depuis 2 ans, ni aux îles Salomon où j’ai des projets. Par contre, cet été, nous avons eu la chance d’aller en France. Avec Isabelle, ma femme, qui est médecin-radiologue, nous avons eu une belle pause pour nos 60 ans !
Remarques recueillies par Antoine Bordier